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Image  Par Alice BARBARIT, Notaire stagiaire DSN

Transformation de société : pour ne pas abuser, poursuivez l’activité !

Affaires - Fiscalité des entreprises
14/09/2016
Un arrêt du Conseil d’État, en date du 15 février 2016, est venu préciser les contours de l’abus de droit dans le cadre d’une opération de transformation de société anonyme (SA) en société en nom collectif (SNC). Les motivations d’une telle opération sont multiples, parmi lesquelles le changement de régime fiscal applicable aux bénéfices.

Rédigé sous la direction de Nathalie BERDA, ingénieur patrimonial - BNP Paribas
En partenariat avec le Master 2 Droit du patrimoine professionnel (223), Université Paris-Dauphine


La SNC, soumise au régime des sociétés de personnes en l’absence d’option pour l’impôt sur les sociétés, voit ses bénéfices imposés entre les mains de ses associés par l’effet de la transparence, permettant aux associés d’imputer leurs propres déficits sur ses bénéfices et diminuer leur imposition.

Chaque forme sociale emporte des avantages et inconvénients et les intérêts d’une transformation doivent être pesés à chaque cas d’espèce. En matière de SNC, notamment, les bénéfices sont taxables entre les mains des associés même en l’absence de distribution effective.

La transformation d’une SA en SNC peut cependant représenter un réel intérêt sur le plan fiscal. Comme pour chaque opération fiscalement attractive, il convient de s’interroger sur les contours de l’abus de droit afin d’écarter ce risque.
 

Rappel des faits


En 1997, le Groupe Casino rachète le capital de la société mère d’un groupe fiscalement intégré et l’intègre au Groupe sous la dénomination de société Asinco. Les sociétés mères du Groupe, Asinco et Sibel, détiennent alors respectivement 70 % et 30 % des sociétés Franprix Holding, Leader Price Holding et de la société SA Distribution.

En 1998, la SA Distribution fait l’objet d’une transformation en SNC relevant du régime d’imposition de l’article 8 du Code général des impôts (CGI). La SNC n’ayant pas exercé l’option pour l’assujettissement à l’impôt sur les sociétés, ses bénéfices sont intégrés aux résultats comptables de ses associés, Asinco et Sibel, à hauteur de leurs quotes-parts respectives de son capital. La société Asinco a ainsi pu imputer l’intégralité de ses déficits reportables sur les bénéfices appréhendés de la SNC et échapper à l’imposition sur ces bénéfices, intégralement compensés.

En 1999, le Groupe définit une nouvelle stratégie, dans le cadre de laquelle elle prévoit l’apport à Leader Price Holding de la SNC Distribution.

En 2001, l’Administration fiscale déclare l’opération de changement de forme sociale comme lui étant inopposable au titre de l’abus de droit. Elle considère le décalage dans le temps entre les opérations de transformation et d’apport à une autre société du Groupe comme ayant pour seul objet d’éluder l’impôt en permettant à Asinco la compensation des bénéfices de la SNC avec ses propres déficits.

L’Administration exige le paiement de l’impôt sur les sociétés sur l’intégralité des bénéfices de la société Distribution, ainsi que des pénalités pour abus de droit. Suite à des rejets successifs par les juges du fond, la société se pourvoit en cassation devant le Conseil d’État.
 

     > Cet article fait partie du dossier spécial Patrimoine 2016


 

Contours de l’abus de droit définis par le Conseil d’État

 
L’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF) reconnait deux branches d’abus de droit, l’abus par fictivité et l’abus par fraude à la loi. En l’espèce, les juges du fond établissent un abus par fraude à la loi, caractérisé par la réunion d’un critère subjectif et d’un critère objectif.
 

Critère subjectif : poursuite d’un but exclusivement fiscal


Le Conseil d’État se fonde sur deux constats pour écarter le critère subjectif dans cette opération :

La poursuite de l’activité économique de la société transformée représente un élément déterminant pour écarter la qualification de montage artificiel.
On peut se demander si le juge exige que la société poursuive son activité antérieure ou une activité économique quelle qu’elle soit. Dans ses décisions antérieures « Établissement Radiophon » du 6 janvier 1986 (CE, 6 janv. 1986, n° 41611) et « Groupement Charbonnier Montdiderien » du 23 juin 2014 (CE, 23 juin 2014, n° 360708), il semblait se contenter de la reprise d’une activité économique. En l’espèce, la SNC poursuit une activité économique en approvisionnant les magasins exploités par le Groupe.

La conservation de la nouvelle forme sociale après l’apport constitue le second élément permettant d’écarter le but exclusivement fiscal, dans la continuité de l’affaire RMC France du 10 décembre 1996 (Cass. com., 10 déc. 1996, n° 94-20.070, Bull. civ. IV, n° 308).
Le constat du décalage temporel entre les opérations de transformation et d’apport de la société ne peut suffire à démontrer l’intention d’éluder l’impôt. Le Conseil d’Etat considère ce décalage temporel motivé par de réels besoins économiques, et non exclusivement fiscaux, la réorientation stratégique du Groupe justifiant l’apport n’ayant été décidée qu’un an après la transformation.
Ainsi, si le juge retient le critère de maintien de la forme sociale après l’apport comme déterminant, il semble le doubler du critère de présence d’un intérêt économique.
 

Critère objectif : recherche d'une application littérale des textes contraire à leur esprit


À partir des travaux préparatoires de la loi du 30 juin 1923 portant fixation du budget général de l’exercice 1923, fixant le principe d’imposition personnelle des associés de sociétés de personnes (CGI, art. 8), le juge du fond limite l’intention du législateur au seul bénéfice pour les associés de SNC des réductions d’impôt pour charges de famille. Selon lui, l’auteur du texte n’entendait pas permettre à l’associé d’une SNC créée dans ce seul but d’imputer ses déficits sur les bénéfices de la société de personnes afin d’échapper à toute imposition. Elle qualifie donc le critère objectif de la fraude à la loi.
Le Conseil d’État écarte cette position, relevant que, si le législateur a « notamment » eu la volonté de permettre aux associés de bénéficier de réductions d’impôt, d’autres objectifs peuvent être identifiés. Il soutient que l’absence de définition d’un objectif lié à l’imposition des sociétés de capitaux associés de sociétés de personnes lors de la rédaction de la loi de 1923 ne saurait suffire à qualifier le critère objectif de la fraude à la loi, dès lors que l’entrée au capital de personnes morales n’a été rendue possible que par une loi postérieure, du 28 décembre 1959 (L. n° 59-1472, 28 déc. 1959).
 

En conclusion


Dans cette décision, le Conseil d’État fait prévaloir la liberté de gestion du contribuable, reposant sur le principe de non-immixtion. Il consacre cette position pour la première fois en matière de changement de forme sociale, après l’avoir affirmé en matière de financement le 30 décembre 2003 (CE, 30 déc. 2003, n° 234894), de coup accordéon le 20 mars 1989 (CE, 8e et 9e ss-sect., 20 mars 1989, n° 56087), ou d’abandon de créance le 30 avril 1980 (CE, plén., 30 avr. 1980, n° 16253).
Pour la première fois, le juge écarte l’abus de droit par référence à l’économie générale du texte au regard de l’évolution législative.
Cette décision, en accord avec la jurisprudence de la Cour de cassation, affirme que, si le législateur offre le choix entre deux régimes fiscaux selon la forme sociale, le choix pour la forme la plus avantageuse ne doit pas être regardé comme une manœuvre abusive, mais comme un simple usage de la liberté de gestion du contribuable dans un souci d’adaptation fiscale. Cette définition de la fraude à la loi permettra d’exclure l’abus de droit dans la majorité des cas de transformation de sociétés.
Source : Actualités du droit